Dénombrement, Stéphane Garin et Jean-Philippe Gross, 2019

Stéphane Garin & Jean-Philippe Gross : Dénombrement

Étrange musique. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire une musique « étrange » aujourd’hui? D’ailleurs elle dégage même une certaine accessibilité, peut être dû à l’apparente simplicité de son contenu : oui on parlera plutôt de simplicité que d’accessibilité, dans le sens de l’épure car ce n’est pas une musique à la forme extrêmement complexe comme on peut en écouter parfois. Après avoir dit ça, on se dit que c’est une musique d’extra-terrestre. En effet, les éléments qui la compose sont reconnaissables, identifiables mais vus au travers d’un prisme amenant de subtils déplacements de logiques : structures, liens de causalité entre les événements, agencement ; la logique interne à l’œuvre en somme. C’est peut-être ça une musique étrange (littéralement étrangère) et c’est sûrement ce qui fait que j’ai eu envie d’y retourner après la première écoute, pour comprendre « ce qu’il se passe ». Est-on face à un objet de pensée alors, une sorte de démonstration philosophique ? Pas tout à fait car il y a de l’insensé là-dedans, son aspect analytique cache en fait une sorte d’anti-système ou d’anti-langage (non la musique n’est pas un langage nous le rappelle Xénakis). Finalement, le travail sonore est relativement classique (rien de spectaculaire), j’oserais même dire beau! délicat, sensible (et ça manque à beaucoup de musiques électroacoustiques récentes, une approche sensible). Ici, on est assez loin d’une quelconque virtuosité.

En fin de compte, le plus étrange ce sont peut-être les durées. Par exemple je suis toujours étonné quand arrive la fin du disque : une impression que c’était anormalement court! (c’est pour ça qu’il faut y revenir) et à la fois certains passages semblent contenir un temps très long, comme étirable, élastique. Il se passe beaucoup en peu de temps et avec peu d’éléments. C’est très concis, mais ça ouvre ! L’espace, le temps, la contemplation, la pensée (sans être trop auto-reflexif par rapport à son propre dispositif, position qu’on serait tentés d’adopter dans ce genre de projet ; en circuit fermé). Cette courte durée du disque est à double tranchant, d’un côté ça empêche de se laisser aspirer (on est pas vraiment en présence d’une œuvre immersive) mais ça pousse aussi à y revenir et amène à s’attacher à chaque détail…

Structure de bois qui s’encastre. Qui a le goût du bois, la saveur. Mais un bois clair, qui résonne. Qui tinte.

Ah oui et au fait, ils sont deux (non ce n’est pas un énième duo de « musique improvisée » mais bien une musique composée à deux, un peu comme fonctionnent généralement les groupes de rock). A priori, l’un fait de l’électronique tandis que l’autre joue des percussions, mais en fait on s’en fout, car une partie du processus nous est montrée dans la musique (on entend même leurs voix et pour autant on ne va pas les créditer comme vocalistes!) et leur travail est beaucoup plus hybride, fluide. On n’est pas toujours certains de “qui fait quoi” et la musique garde toujours une ligne très claire (trop?).

Haïku, suivi de nombreuses notes en bas de la page.

Le travail réalisé par Stéphane Garin sur les percussions est très juste, anti-spectaculaire et en même temps vachement impressionnant de maîtrise, tout en discipline et élégante retenue à l’image de ce qui est proposé par Jean-Philippe Gross. Les transitions sont sèches et vient l’impression que ce n’est pas toujours justifié, parfois le silence manque (ou plutôt de temps de pause, moment où le temps s’arrête un peu pour reprendre son souffle). Ces transitions abruptes c’est un peu la signature de ce dernier (et souvent j’aime beaucoup, là n’est pas la question) mais sur Dénombrement ça s’enchaîne beaucoup et systématiquement (peut-être le seul systématisme dans cette musique). A titre de comparaison, une autre formation, Angle (avec Jean-Luc Guionnet armé de son saxophone et son sens acéré de la composition) réussissait beaucoup mieux un travail similaire des durées et ici les transitions abruptes prenaient tout leur sens car contrebalancée par de vraies respirations (et une approche plus radicale de la musique).

Toboggan au milieu du désert, simplement une oasis, un temple.

R.P.

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